samedi 27 décembre 2008

Les Noirs sont des Blancs comme les autres

En Afrique du sud, l’ANC a aboli l’apartheid. Bravo ! Pour la notion de races, il faudra visiblement attendre encore un peu. Dans le Monde daté du 20 juin 2008, on peut lire cette dépêche de l’AFP :

Afrique du Sud
La population d’origine chinoise classée dans la catégorie des Noirs
Johannesburg. La justice sud-africaine a décidé, mercredi 18 juin, de classer la communauté chinoise dans la catégorie des citoyens noirs, pour lui permettre de bénéficier des politiques de discrimination positive post-apartheid. Cette décision a été saluée par l’Association des Chinois d’Afrique du Sud qui jugeait la législation " partiale ".

En Afrique du Sud, désormais, les Chinois sont donc des Noirs comme les autres. C’est beau, venant du pays et du mouvement qui a symbolisé pendant des décennies la lutte contre le racisme. C’est une sorte de nouvel appel du 18 juin à la fraternité entre les races : Noirs et Chinois de tous les pays, unissez-vous ! Bonne nouvelle pour les enfants de couples mixtes. On attend avec impatience de savoir qui seront les prochains heureux élus. Les Indiens sont-ils, eux aussi, des Noirs comme les autres ? Peut-être un jour, à la fin des fins, dans le monde réconcilié des utopies paradisiaques, les Blancs eux-mêmes seront-ils Noirs ?

Heureusement qu’il y a encore en Afrique du Sud des institutions qui préservent les bonnes vieilles traditions. A voir l’ingéniosité méticuleuse de la mise à jour du tableau des races, on se dit que le racisme dans ce pays a de beaux jours devant lui.

Cela fait presque regretter la sécheresse de la dépêche. J’aurais aimé connaître la teneur des débats au tribunal. A-t-on comparé la forme des crânes ? Celle des yeux ? L’intelligence moyenne ? A-t-on fait appel aux vieux manuels scientifiques du début du 20ème siècle ? Ou s’est-on prononcé au nom du réalisme politique et de la bonne gestion de la société, se bornant à constater juridiquement ce que l’on a renoncé à fonder scientifiquement ? Quels qu’en soient les motifs, le résultat est là : le principe racial a été réaffirmé juridiquement. Il y a parfois des symboles si beaux qu’ils laissent longtemps rêveurs. Décidément, les Noirs sont des Blancs comme les autres.

lundi 24 novembre 2008

La joie et les concerts improvisés dans la rue







Dans les rues de Harlem, après la fin de la soirée électorale sur la place principale, la foule chante et danse. Angle de la 125th rue et de Malcolm X bould.



L'écoute du premier discours d'Obama à Harlem











L'anonce de la victoire d'Obama à Harlem




mercredi 19 novembre 2008

L'attente des résultats, le soir des élections




























Sur la place devant l'immeuble du gouvernement (State building) à Harlem, la foule regarde les résultats sur un écran géant installé par l'élu local. Une tribune a été montée à côté, où divers hommes politiques et personnalités prennent la parole. La soirée électorale est longue, à cause des différents fuseaux horaires.

"Je vois la terre promise" ou la fin de Harlem

" Hier soir, je ne suis pas sortie. Je suis restée à pleurer devant la télé, chez moi. C’était trop. " A la vue de mon badge Obama, la caissière noire d’un drugstore de Manhattan, le lendemain de l’élection, est ravie. Son enthousiasme redouble quand elle constate qu’il y a une remise de 75% sur les costumes d’Halloween. Elle trouve que je fais une bonne affaire. Et elle est contente de parler de sa soirée solitaire à pleurer devant le poste de télé, à ne pas arriver à y croire. Cette victoire va bien au-delà d’une campagne électorale. C’est au plus profond d’eux-mêmes que les Noirs américains ont été touchés.

La foule réunie à Harlem pour suivre la soirée électorale était inquiète. Les gens appréhendaient le résultat. Mais ils étaient inquiets peut-être aussi des remises en cause qu’il allait provoquer. Inquiets à force de l’espérer en vain depuis si longtemps. La carapace solide du communautarisme, sensible dans ce qui fut un ghetto, faite pour résister aux assauts racistes, empêche de bouger. Il est parfois plus simple de s’abandonner aux certitudes mauvaises de la haine. Au moins, on ne risque pas d’être déçus. La confiance que suppose le déséquilibre du pas en avant n’est pas facile à accorder. Jusqu’au dernier moment les visages étaient tendus, fermés. Les Noirs surtout ne voulaient pas y croire. Ils ne voulaient pas se laisser aller à y croire, de peur d’être déçus. Merveilleux visages d’angoisse, tendus vers la réalisation d’un rêve, dans l’attente, et luttant contre l’envie folle de s’y abandonner. Visages vivants, denses, d’une intensité impressionnante.

Plus la soirée avance, plus la victoire se dessine, plus la foule rassemblée à Harlem a l’impression d’être en pleine irréalité. Cela contredit tellement l’expérience, les certitudes les mieux ancrées, que ce moment parait fou, déraisonnable. Il est irréel d’avoir été tellement désiré. Avec le désir fou que ce soit bien réel. Quand la nouvelle vient enfin, il faut crier pour arriver à se convaincre de la réalité : " Demain, je m’éveillerai, et je m’apercevrai que ce n’était qu’un rêve " me glisse ma voisine. Son visage dit son incrédulité, même après l’annonce du résultat. Elle aimerait tant que ce soit vrai. Une joie inquiète a gagné toute la place. Quelque chose se dénoue. Le slogan de campagne d’Obama, qui était : " Yes, we can ! ", est transformé dès l’annonce en un triomphant : " Yes we did ! " Un immense soulagement suit : les larmes se mettent à couler. Il va falloir s’habituer à une autre perception de soi et à un autre regard des autres sur soi. Ce sont majoritairement des Blancs qui ont élu Obama. Et c’est ce que n’arrivent pas encore à croire les Noirs de Harlem.

Sur l’estrade, la plupart des politiciens noirs de Harlem n’arrivent pas plus que la foule à réaliser. Leur rhétorique tourne à vide. Ils sont loin derrière l’événement. Ils tiennent des discours d’apaisement, comme après une émeute. L’orateur principal clôt la soirée tôt, vers minuit, sur ces mots : " et maintenant, je suis sûr que vous allez faire de beaux rêves dans vos lits ". Se rendant soudain compte, il ajoute : " vous ne pouvez pas rester ici, mais vous n’êtes pas obligés d’aller vous coucher. "

La foule mélangée, avec beaucoup de jeunes blancs, improvise une fête. Rien n’a été prévu. Après les discours, la place où la foule était rassemblée est fermée et doit être évacuée. Pas de concert ni d’artistes programmés. Le mythique théâtre Apollo, à cent mètres de là restera les portes désespérément closes. Dans la rue, aux angles des boulevards, les jeunes se rassemblent et improvisent des concerts en tapant sur le couvercle des poubelles et en scandant le nom d’Obama de toutes les façons possibles. Il a de grandes qualités musicales. Bref et facile à rythmer, il est mis à toutes les sauces. Tout le monde s’y met et s’en donne à cœur joie. Personne ne tient en place. On danse, on saute, on s’embrasse. Les gens se tombent dans les bras, de préférences de couleur de peau différente. Il y a autant de blancs, de latinos, d’indiens (d’Inde) que de Noirs, toutes générations confondues.

Je me dis que j’assiste à la réconciliation de la jeunesse américaine, comme aux temps du début du mouvement des droits civiques de Martin Luther King. Est-ce seulement une impression ? Est-ce que moi aussi je prends mes désirs pour des réalités devant cette fraternisation évidente, spontanée et générale ? Les jeunes filles blanches sont au premier rang. Elles dansent et prennent dans leurs bras les gars noirs qui le veulent. Avec la naïveté essentielle qui ouvre tous les recommencements du monde. Dans ces couples éphémères s’esquisse la vraie page tournée. Ces jeunes ne font qu’y jouer pour l’instant. Ils miment la réconciliation plus que fraternelle, amoureuse. Celle qui verra tomber finalement les barrières. Ce soir, ce n’est encore que le partage d’un même rêve, une image de soi que l’on se donne et que l’on offre aux autres. Des couples se seront-ils formés dans ce moment de joie ? Peut-être. Mais même éphémère cette image ouvre déjà l’avenir — cet avenir amoureux si improbable que Romain Gary y voyait, il y a trente ans, dans Chien blanc, un des principaux blocages de l’Amérique.

Les gens de Harlem n’ont pas le sentiment que l’espace de la ville leur appartient. Ce n’est sans doute pas spécifique à l’ancien ghetto, même si c’est sûrement plus accentué. A deux heures du matin, l’heure officielle prévue de la fin de la soirée, annoncée sur les tracts, les policiers viennent disperser les petits groupes qui chantent et dansent un peu partout… sur les trottoirs ! et qui ne dérangent personne. Un peu plus tôt un orchestre avait essayé de se mettre sur la chaussée d’une des avenues (Malcolm X boulevard). La foule avait suivi dans une joyeuse pagaille avec le sentiment de s’approprier la rue, très large à cet endroit. Après quelques minutes, une voiture de police avait repoussé les gens, sirène hurlante, mais en avançant très doucement pour ne blesser personne. Les policiers parviennent très vite à ramener le petit groupe de deux cent personnes sur le trottoir, d’où il n’a plus bougé de la soirée. Les policiers ne sont pas agressifs, mais ils sont fermes et il n’y pas de discussion possible. Même un soir dont chacun ne cesse de répéter qu’il est historique, au milieu des voitures qui klaxonnent et saluent la foule, il n’est visiblement pas concevable d’envahir une avenue. C’était la même chose un peu plus tôt à Times Square, où les trottoirs sont pourtant assez étroits. Les policiers demandaient aux gens de circuler et de laisser libre le passage face à l’écran géant de CNN, que seuls pouvaient regarder ceux qui étaient installés sur les gradins ou à l’intérieur d’un espace délimité par des barrières. Cette façon de ne pas empiéter sur l’espace public, de maintenir le passage coûte que coûte, de ne pas occuper la rue est assez dépaysante. Lors des manifestations de sans-papiers, il y a trois ans, en 2005, dans Queens, les protestations bien rangées sur les trottoirs m’avaient déjà étonné. Drôle de peuple !

Les gens ont la victoire discrète. " I feel good " dit une femme tout sourire. C’est bien de cela qu’il s’agit, un sentiment profond, intérieur, qui passe moins par le délire collectif, la foule en liesse que par une satisfaction personnelle intense. De retour en France, une amie me raconte la fête de l’indépendance en Algérie, en 1962 : pendant cinq jours, le pays entier dehors, toutes les maisons ouvertes. Elle, jeune fille surveillée étroitement par ses parents, n’a pas donné de nouvelles de presque une semaine ! A New-York, le 4 novembre, rien de tel. Rien même de comparable à ce qu’un tel événement aurait provoqué en France. Ni 1981 ni la coupe du monde de football en 1998. Un homme croisé dans un bus, avec sa fille, m’avait prévenu : " vous êtes venus pour l’élection ? Vous êtes Français ? Vous savez, ici, il n’y aura pas de prise de la Bastille ! Le lendemain, Wall street montera ou baissera, et ce sera tout. " Il avait raison. Ce ne fut pas la révolution, fût-elle par les urnes. Il y avait plus de monde dans la rue au défilé d’Halloween que pour célébrer l’élection du premier Noir à la présidence des Etats-Unis ! Mais il flottait en ville un air léger.

L’humour n’est pas le moindre signe de la détente dans laquelle l’Amérique glisse avec soulagement. A l’aéroport, un agent de sécurité noir répète à haute voix quand je passe à sa hauteur le slogan : " Hope " écrit sur mon badge, sans me regarder, pour la cantonade. J’aime cette fraternité sans phrase : on affirme son accord presque pour soi-même. Ce n’est pas du théâtre, c’est ferme et direct.

Cela explique sans doute la relative réserve dans les manifestations de joie le soir et le lendemain de l’élection. A l’échelle de New-York, il y avait peu de monde dans les rues. Quelques milliers de personnes au Rockefeller Center, un des rares endroits de la ville qui ressemble à une place publique, autour de l’écran géant de CBS ; même chose à Times Square, organisé par CNN, cette fois. Dans ces deux endroits, la foule ressemblait plus au public d’un show télé qu’à un véritable rassemblement populaire. A Harlem, l’événement est plus politique. Le membre du congrès démocrate du district, un Noir, a convié la population à venir célébrer la soirée historique, sur la place devant l’immeuble gouvernemental, au cœur du quartier. J’en ai lu l’annonce dans un journal gratuit distribué dans le métro la veille. Mais même à Harlem, la population n’est pas descendue dans la rue ce soir-là. Dix, vingt mille personnes, au plus. Auxquels on peut ajouter ceux, très nombreux, qui ont fait un tour en voiture en klaxonnant. Mais si, devant le meeting, au croisement de la 125ème et du boulevard Adam Clayton Jr., le flot des véhicules n’a jamais été interrompu, c’est aussi simplement que la foule n’était pas suffisante pour bloquer la circulation et occuper les avenues.

"Il y a quelqu'un ?"
Pendant la journée de l’élection, le 4 novembre, dans les rues de Harlem, les passants s’interpellaient : " tu as voté ? " Souvent pour dire qu’ils y étaient allés le matin tôt, et avaient fait deux heures de queue. Accompagnant un moment une militante démocrate demandant à chaque passant s’il a voté, je les entends tous répondre ‘oui’, sauf une jeune femme qui presse le pas et se détourne. Dans une rue de petits immeubles Brownstones, avec leurs escaliers bien alignés qui montent jusqu’à la porte au premier, un Blanc sort amener son linge à la laverie, en tongs (en novembre !). Il apostrophe son voisin, Noir, qui est devant la grille de son immeuble, sur le trottoir : " tu as voté ? " " Oui, ce matin. " " Pour qui ? " — grand éclat de rire. Et de se demander qui dans le quartier a bien pu voter républicain : " Personne, en tout cas pour la présidentielle. " (il faut élire aussi, ce jour-là, le député du Congrès, des juges à différents tribunaux, des députés à l’Assemblée de l’état de New-York) En début de soirée, un homme placé à l’entrée d’un bureau de vote m’invite à entrer voter. Quand je lui réponds que je ne peux pas parce que je suis Français, il ne me comprend pas : " Ah, bon ? Vous ne pouvez pas voter ? Pourquoi ? " La campagne pour participer à l’élection et pousser les gens à aller aux urnes est tellement forte qu’il ne lui vient même pas à l’idée que je suis un étranger de passage. Il pense seulement qu’un obstacle quelconque m’empêche d’accomplir mon devoir civique et veut sincèrement me venir en aide. Il faut du temps pour dissiper le quiproquo. Il veut parier avec moi un resto français (à New-York, le fin du fin) qu’à 7 heures du soir, il y a aura à nouveau une queue jusqu’au coin de la rue, quand les gens qui n’ont pas pu voter le matin reviendront du travail. Je lui dis que pour moi, les restos français, c’est pas très exotique. On se marre un bon coup en se quittant.

Demander si l’on a voté est comme un mot de passe. C’est autre chose qu’un devoir : c’est un signe de reconnaissance, un élan commun, un enthousiasme partagé. Il y a de l’angoisse et du désespoir dans cette démarche de toute une population qui décide de donner un sens à la démocratie, sans trop y croire et qui, le soir des élections, est la première surprise de ce qui est arrivé. Même après l’annonce officielle et l’acceptation de sa défaite par Mac Cain, certains restaient immobiles, le visage inexpressif : assommés. Beaucoup ont fait la démarche de voter en se disant qu’une fois de plus ce serait inutile. Mais ils y sont allés quand même. Ils ont pris la démocratie au mot, comme ils prennent au mot le rêve américain. " Y a-t-il quelqu’un ? " semblaient dire les votants. Le peuple américain s’est demandé s’il existait encore. D’où la joie de ce " oui ! " massif. Le plaisir extraordinaire de s’entendre répondre : présent ! par tous ceux qu’on croise. Et cela au moment même où tous désespéraient de leur pays, où tout semblait perdu.

La fin du ghetto bastion
Les seuls à rester sérieux sont les grands perdants de cette journée historique. Leur sérieux est la marque de leur incompréhension devant l’événement en train de se dérouler. Certains Noirs, crispés sur des positions communautaristes, continuent à jouer au petit jeu jouissif qui consiste à envoyer chier les Blancs le plus ostensiblement possible, à les regarder de haut depuis leur négritude. Ainsi, devant la place où a eu lieu le rassemblement pour célébrer la victoire, le lendemain, est revenue se garer la petite camionnette d’un type qui avait une table. La camionnette lui sert à afficher un grand portrait de Robert Mugabe. A côté du slogan : " Buy black ! " le Zimbabwe est érigé à son tour (après le Libéria, l’Ethiopie, etc.) en nouvelle terre promise du peuple noir : " US Hands off Zimbabwe, our land, our future ". Sur le toit flotte le drapeau noir, vert et rouge du mouvement panafricain/afro-américain. Il refuse que je le photographie, comme il se doit. Mais il est significatif qu’il ait été le seul à le faire, pendant ces six jours. Son isolement est symbolique. On ne s’empresse pas autour de sa table. Seul un homme discute avec lui, qui vient me dire de partir. Au même moment, les gens du quartier se pressent devant les vendeurs de t-shirts Obama, chacun voulant le sien, les femmes préférant ceux où est représenté le couple présidentiel. Les Afro-américains qui ont voté pour Obama ont tourné le dos au rêve d’une patrie exclusivement noire que ce soit en Amérique — il faut se rappeler qu’une des revendications des mouvements noirs radicaux de la fin des années soixante était de diriger quelques états dans le sud des Etats-Unis qui seraient entièrement aux mains des Noirs, en réparation de l’esclavage —, ou en Afrique. Obama n’est pas un Mugabe américain. Massivement, les Noirs américains ont voté pour la tolérance et la fraternité — pas pour la revanche et l’exclusion. Le nouveau président a commencé son discours de victoire en énumérant les différents groupes qui constituent la nation américaine, au premier rang desquelles, à égalité avec les Afro-américains, il a placé, fait exceptionnel dans la bouche d’un président américain, les Amérindiens. L’ambiance était tellement peu à la surenchère Black Power, que lorsque, au cours de la soirée électorale à Harlem, le gouverneur de l’état s’est lancé dans un long discours rappelant l’esclavage, ma voisine m’a glissé : " ce n’est pas cela que nous voulons entendre aujourd’hui. C’est le passé. "

Cet isolement est à l’image de la gêne des prédicateurs d’une église assez fermée de la communauté noire de Harlem, l’Abyssinian Baptist Churh, le dimanche précédent l’élection. Vu de loin, je m’étais dit que ce serait un bon endroit pour juger de l’enthousiasme de la communauté noire. A ma grande surprise, et à la différence du prêche que j’avais entendu trois ans auparavant dans une église voisine, à l’office auquel j’ai assisté, celui de 11h, il n’a pas été directement question de politique dans le sermon. Mais au-delà même de la campagne électorale, les images convoquées n’étaient même pas celles de l’ouverture ou de l’envol. Aucun des passages de la Bible commentés ce jour-là n’était relié à l’espoir ou au changement. Aucun des deux prédicateurs n’a prononcé, par exemple, la formule lancée par un homme politique le soir des élections et reprise par la foule exultant : " I see the promised land. " A la place un sermon sur le caractère personnel de la foi et sur le libre-arbitre, avec comme image principale : l’homme de foi est porté par elle comme un canard par l’eau ! A la fin seulement, un appel à se rendre aux urnes. Le strict minimum. Il m’a semblé qu’on aurait pu être n’importe quel dimanche, qu’il ne se passait rien de particulier. Il y avait d’ailleurs peu de monde dans l’assistance. Certainement pas la foule des grandes occasions et beaucoup moins que ce que j’avais vu trois ans auparavant au même endroit un dimanche ordinaire. Les gens étaient restés chez eux. Rien n’exprime mieux le porte-à-faux de ceux qui se sont habitués à représenter une communauté opprimée, et se retrouvent presque du jour au lendemain dépossédés sinon de leur statut (ils se battront pour le défendre, sûr !), du moins d’une part de leur prestige. La libération n’est pas venue d’eux, mais d’ailleurs. La victoire d’Obama n’est pas leur victoire. Elle signe plutôt la défaite d’une stratégie politique de repli sur soi. Ce qui était impensable devient une évidence. Les certitudes d’hier deviennent discutables. Les lignes de fracture se brouillent et s’estompent. Les plus honnêtes se rendent soudain compte du terrain qu’ils avaient cédé, d’à quel point ils s’étaient contentés de peu, de défendre un minimum qui les laisse aujourd’hui sur les sables de l’histoire.

C’est aussi le sens des larmes de Jesse Jackson, ancien candidat noir à la présidence. Son image pendant le discours d’acceptation d’Obama a fait le tour du monde. C’était un passage de relais. Mais l’émotion sur son visage n’était pas vraiment joyeuse. Des larmes, mais pas de sourire. S’y lisait le témoignage d’un échec, l’expression de qui contemple ce qu’il a perdu. En repliant leurs espoirs sur la communauté noire seule, les politiciens noirs avaient tout simplement renoncé à l’idéal de fraternité qui était celui du mouvement pour les droits civiques. Une page se tourne. Les Noirs sortent enfin du ghetto, par le haut, par la fraternité. Pas en s’enfermant sur eux-mêmes. Retour à la source du mouvement des droits civiques, lancé notamment par le rassemblement des activistes noirs et juifs des grandes villes déterminés, après la seconde guerre mondiale, à lutter contre les injustices internes au pays. Les groupes de jeunes multicolores qui chantaient en rythme en tapant sur les couvercles des poubelles de Harlem ce soir-là auraient réjoui les militants qui sont allés ensemble, Blancs et Noirs, dans les états du Sud, à l’été 1964, " l’été de la liberté " pour convaincre les Noirs de s’inscrire massivement sur les listes électorales. Mississipi burning : trois jeunes hommes, un Noir, deux Blancs juifs New-Yorkais, James Chaney, Michael Schwerner, Andrew Goodman, avaient laissé leur vie dans l’Alabama, assassinés par le Ku Klux Klan. C’est la victoire posthume et lointaine de ces jeunes gens que cette nouvelle génération célébrait ce soir-là. Dans l’évidence de la danse et du chant partagés, il m’a semblé voir se ressouder cette union que les radicaux intolérants des mouvements noirs de la fin des années soixante et leurs successeurs avaient fait voler en éclats.
Symboliquement, deux figures sont représentées côte-à-côte sur de grands draps tendus le long d’un mur : Malcolm X — part I ; Obama : part II. De l’un à l’autre, moins une continuité qu’un parcours : la sortie d’une radicalité pour aller vers une forme de normalité. Tant pis pour les esprits chagrins qui avertissent que le nouveau président ne pourra pas tenir ses promesses. C’est une autre histoire, qui reste à écrire. Mais rien n’effacera plus maintenant l’intensité du moment de fraternisation, les larmes versées dans le silence de la nuit, le sentiment que le pays est enfin à la hauteur de ses idéaux et de l’amour qu’on lui porte — car, oui, c’est bien d’amour qu’il était question ce soir jour-là. Les Noirs américains aiment l’Amérique. Beaucoup de ceux qui dans la foule étaient interviewés ce soir-là finissaient leurs interventions par : " God bless America ! " Il n’y avait pas à s’y tromper. Les félicitations croisées de Bush et de Farakhan (le leader du plus étroitement borné des mouvements radicaux noirs) prouvent bien qu’il n’y a qu’à s’incliner devant une évidence.

La photographie est un bon indice pour mesurer ce qui s’est passé. Hier, dans Harlem, difficile de ne pas se faire engueuler en photographiant les gens : " on n’est pas au zoo ! " m’étais-je entendu dire il y a trois ans quand je m’étais aventuré dans ces rues. Le jour de l’élection, dans les files d’attente pour voter, pas une seule réflexion. Parfois agacés, les gens laissent faire. Le soir des résultats, tout le monde non seulement accepte, mais veut être photographié, et si possible, ensemble, bras dessous bras dessous. La vieille haine recuite, dont on mesure bien la force à travers ce type de refus qui ne doit pas tout à la misère — en Inde, par exemple, où la pauvreté est incomparablement plus dramatique, le premier réflexe des gens est de remercier quand on les prend en photo — commence à tomber. Les regards des blancs ne sont plus perçus comme a priori hostiles, surtout ici, chez soi, à Harlem, où on pourrait vouloir rester bien tranquillement entre soi. Les réflexes de repli communautaire ne vont pas disparaître. Les humiliations ont duré trop longtemps et ont été trop dures. Mais ils sont remis à leur place, comme une attitude défensive qu’il faut savoir abandonner le moment venu.

Et nombreux semblent être ceux qui pensent que le moment est venu. C’est la fin de Harlem comme bastion. Les Noirs que j’ai rencontrés ne rêvent que d’une chose : se fondre dans la population, être considérés comme des Américains comme les autres. Le discours du ghetto passait mal ce soir-là. Il n’accrochait pas. Par contre, la foule heureuse a repris avec enthousiasme la formule : " I see the promised land ! I see the promised land ! I see the promised land ! " Et tous ceux qui étaient là avait l’impression de voir enfin les portes s’ouvrir.

Me promenant le lendemain dans une ville où ne subsistait quasiment aucune trace du vote historique de la veille —dieu sait si le mot historique a été répété ce soir-là ! —, je me mets à penser que la politique est perçue comme une affaire privée ici, presque comme la religion. Afficher ses opinions en dehors du cadre prévu de la campagne semble incongru. J’ai le sentiment d’empiéter sur la liberté d’autrui. Les regards sur mon badge dans le métro sont étonnés, perplexes. On se demande ce que je veux, maintenant que le vote a eu lieu. J’ai l’impression d’être déplacé. Je profite du privilège d’être Français, donc excentrique par définition, pour pousser un peu le jeu. Au-delà de la méfiance initiale, mon entêtement a payé. Mon badge a suscité des questions, des connivences discrètes, comme cette femme noire qui me sourit en me croisant dans la rue, et dont je mets un moment à comprendre que c’est à cause du badge que je porte. Des visages s’éclairent. Parfois c’est le point de départ d’un échange. Les Noirs ne sont pas les seuls heureux. J’ai croisé de nombreux Blancs qui m’ont fait signe, dit un mot de connivence en voyant mon badge. A New-York, on sent les Américains dans leur ensemble heureux, soulagés, fiers de ce qu’ils ont fait. Fiers de leur pays et de leur geste, dont ils mesurent parfaitement la portée. Moment de communion. Même le rival, Mac Cain, est probablement honnête lorsqu’il félicite celui qui l’a battu et loue le symbole que constitue son élection.

"On vous a bien eu, hein ?"
Pour autant, ce vote n’est pas une traite sur l’avenir. La confiance est un pari qui doit sans cesse être honoré. J’ai eu le sentiment que les Américains n’étaient pas dupes. Leurs espoirs sont mesurés. Ils n’attendent pas tout de leur nouveau président. Ils n’attendent pas des lendemains qui chantent. Ils se sont fait confiance mutuellement pour l’élire et ils l’ont fait. Son élection est un accomplissement qui se suffit à lui-même. Demain est un autre jour. Mais justement, ils se sont mis dans la position d’aborder ce nouveau jour de la meilleure façon possible, en tournant une des pages les plus sombres de leur histoire. Il ne s’agit pas de l’effacer et ce gage d’avenir qu’ils se sont donnés les uns aux autres ils savent mieux que quiconque qu’il est fragile et qu’il peut être remis en cause. L’histoire américaine leur a suffisamment montré que le prix à payer était lourd et que les moments lumineux ne sont pas les plus nombreux. Mais qu’un peuple puisse dans des moments privilégiés se réunir et affirmer son désir de vivre ensemble, c’est le signe que c’est une nation vivante. Au fond, c’est cela qu’ont signifié les Américains, au monde et à eux-mêmes : nous sommes là ! nous sommes vivants ! Ne nous enterrez pas trop vite, nous n’avons pas l’intention de laisser tomber la partie. " Hope " le slogan de la campagne d’Obama n’était pas qu’une formule électorale. Il dit une nécessité vitale : on ne vit pas sans espoir. La noblesse de la politique est dans sa capacité à représenter cet espoir, à le formuler et à le symboliser. Au jour de l’élection, le programme d’Obama importe moins que ce qu’il incarne. Et ce qu’il incarne renvoie moins à un programme qu’aux choix individuels de chacun de ses électeurs. A hauteur de visage, c’est une façon de vivre, des refus et des élans que chacun a mis dans son vote. Le sentiment qui domine est que c’est la fin de la haine.

Comme Romain Gary le remarquait en 1970, les Noirs sont les plus fidèles au rêve américain. L’élection d’un Noir à la présidence, c’est leur part du rêve américain enfin et durement acquise. Une femme devant le bureau de vote situé à Marcus Garvey Park, parle de son fils et insiste longuement sur son éducation, grâce à laquelle il s’en sortira, dit-elle. Quelqu’un d’autre dans la soirée insiste sur l’éducation qui mène jusqu’à la Maison blanche. Ils croient à la grandeur de l’Amérique, ils croient à la puissance du président. Ils croient au rêve américain. Le Harlem du repli communautaire rêve de se dissoudre dans le grand melting-pot américain. Les Noirs rêvent de normalité, d’avoir leur part du rêve américain, comme les autres — promesse que la majorité de la société américaine a décidé de tenir, cette fois.

L’Amérique donne le spectacle d’une nation qui se rassemble. Chacun, avec son histoire, ses idées, avec ce qu’il est, avait décidé, ce jour-là, d’aller vers les autres avec confiance. On avait l’impression que tous ceux qui en parlaient gardaient par derrière eux un sourire en coin qui disait : " on vous a bien eu, hein ? " En toute connaissance de cause, les Américains, Noirs et Blancs, ont simplement décidé de sortir du drame. Pour que la tragédie tombe, il suffit de ne plus se sentir lié. Ce jour-là, les liens sont tombés. L’histoire a été mise de côté. ‘Résilience’, le mot magique, a été prononcé par le nouveau président dès sa première conférence de presse, comme un antidote à tous les déterminismes. Le peuple réuni célébrait la grandeur de l’homme, sa capacité à surmonter les épreuves, fussent-elles sanglantes et eussent-elles duré plusieurs siècles. Bien plus qu’une revanche : un nouveau départ fraternel. La nation réunie s’admirant joyeusement dans le miroir des élections avec un sourire, pas peu fière d’elle.

C’est pourquoi ceux qui avertissent : ‘ne vous faites pas d’illusions, Obama est un homme politique comme les autres et, même s’il le voulait il n’aura pas les moyens d’accomplir le changement’, se trompent. Dire : il ne faut pas rêver dans ces moments de grand rêve collectif, c’est jouer le rôle du rabat-joie, et c’est ne pas en comprendre l’enjeu. Oui, il faut rêver. Oui, il faut célébrer l’expansion du rêve dans la réalité, comme disait Nerval. Libérer la force du rêve n’est en rien limité par un programme politique. Les Américains se sont fait un cadeau. Ils se sont payé le luxe de parier sur la confiance mutuelle, en ces temps de défiance généralisée et de nationalismes étroits. Ce qui a touché très profondément les Noirs, c’est que ce sont majoritairement des Blancs qui ont élu un Noir à la présidence. Avec eux, ensemble. Un tel geste est au-delà de tout discours. Ce n’est pas de la rhétorique. C’est un acte tourné vers un présent et un avenir commun.

Il fallait voir le recueillement de la foule écoutant le nouveau président. Certains avaient les mains jointes, serrées contre leur poitrine. Le silence s’est installé. La musique s’est arrêtée. Seuls les klaxons continuaient à trompeter dans les rues alentours. Son discours est allé bien au-delà du simple remerciement. C’était une exaltation du rêve comme moteur de la réalité. Vous êtes des rêveurs ? Vous avez raison ! Tout est possible, et, dit-il, l’Amérique est le pays où les rêves se réalisent. Tard dans la nuit, j’entendrai le vieil hymne emblématique de la lutte pour les droits civiques, We shall overcome, emprunté aux Irlandais, repris par un petit groupe, modifié en " We shall overcome today ". Cette élection est vécue comme l’accomplissement d’un rêve porté par plusieurs générations. Elle met un terme à une lutte par une victoire. Quel bonheur ! Dans la nuit, homme noir dans la rue se précipite sur moi et me prend dans ses bras en me disant : " I love you ", avant de faire de même avec tous les Blancs qu’il croise, tellement le désir de fraternisation est fort.

Le peuple américain s’est surpris à rêver et a pris du plaisir à le faire. C’est le genre de moment qui forge une nation. Non pas rassemblée par une histoire ou une géographie, ni même par une économie ou une culture, mais unie dans un même rêve. C’est beau à voir. Le chant forgé à partir du nom d’Obama répété en rythme en accentuant la seconde syllabe — " Obama,(un temps), Obama " —, est prêt à surgir à la moindre sollicitation, comme une incantation. Je l’ai entendu repris dans un sourire aussi bien au contrôle de sécurité de l’aéroport que dans les rues d’Harlem ou à la caisse du Met. C’est une nation réconciliée, soulagée et disponible pour affronter l’avenir ensemble. De très anciens et très lourds poids sont tombés, les larmes sont sorties du plus profond. C’était plus léger et gai pour certains, plus lourd pour d’autres, mais l’important était que ce soit partagé. Dans un grand soupir de soulagement, la nation s’est remise à respirer. Elle est sortie du drame avec naturel, comme une évidence. Ni revancharde, ni violente, la grâce est tombée ce soir-là sur Harlem. Fin du psychodrame. Retour de l’humour et des sourires.
Une dernière image : une femme noire qui vend des T-shirts Obama dans la rue à Harlem, le lendemain de l’élection, lance à un touriste qui essaie de marchander : " si vous prenez celui avec le Noir et le Blanc, je vous fais un prix ! " — " Just kidding ! " : " c’est pour rire ! "

Julien Roumette, le 17/11/2008

L'état de l'Amérique